Experts-comptables : digitalisés mais renforcés

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Une tribune de Marie Caussimont, chercheuse à Toulouse School of Management Research (CNRS - université Toulouse Capitole).

L’expertise comptable, profession réputée pour sa grande stabilité, a connu en réalité une mutation radicale de son business model ces dix dernières années. Mais, face à l’irruption de services d’expertise en ligne, la corporation a su résister et en sort aujourd’hui renforcée. Une histoire qui pourrait inspirer les avocats, notamment, bousculés aujourd’hui par les progrès de l’intelligence artificielle et qui peuvent craindre d’être déstabilisés par de nouveaux acteurs.

Que s’est-il donc passé pour les experts-comptables ? Au tournant des années 2010, sous la pression du ministère de l’Economie et des organismes de protection sociale, les entreprises se voient obligées de transmettre aux administrations leurs données fiscales et de paie sous format numérique. La digitalisation des opérations comptables s’accélère voire se généralise.

Au même moment, la profession, régie jusque-là par des règles datant de 1945, s’ouvre de manière inédite. Le démarchage commercial est autorisé à partir de 2012. Des non-experts-comptables peuvent, à partir de 2014, investir dans le capital des cabinets. En 2015, avec la loi Macron, des sociétés interprofessionnelles peuvent se créer.

De nouveaux acteurs se lancent alors dans la bataille avec une offre de services à distance. Une dizaine de « pure players » émergent notamment, visant dans un premier temps les TPE, les professions libérales et les startups, particulièrement soucieux de réduire leurs frais et minimiser le temps passé à gérer les questions administratives.

Plus besoin pour les clients de ces structures innovantes de se rendre chaque trimestre chez leur comptable avec un cartable bourré à craquer de documents papier. On leur propose de scanner leurs notes de frais et leurs factures au fur et à mesure puis de les envoyer en un clic via leur smartphone.

Ces documents sont ensuite analysés automatiquement au sein des nouveaux cabinets grâce à des outils de reconnaissance des textes et, toujours grâce à l’intelligence artificielle, chaque donnée rejoint la case fiscale adaptée. Les opérations bancaires réalisées par les clients sont également transmises, analysées et prises en compte automatiquement.

Les trois quarts du travail administratif habituel effectué par les employés des experts-comptables sont ainsi éliminés, permettant d’offrir des tarifs attractifs. Les nouveaux cabinets ne s’en privent pas, mettant en avant des propositions de forfaits annuels, en rupture complète avec les tarifications classiques de leurs confrères, liées au temps passé et parfois peu transparentes.

Cerise sur le gâteau, les clients des nouveaux experts en ligne peuvent accéder en permanence à leurs états comptables mis à jour en temps réel sur les nouvelles plateformes. Plus besoin, pour savoir où en sont leurs finances, d’attendre, comme autrefois, la publication annuelle du bilan. Ils consultent donc fréquemment ces plateformes qui deviennent par la même occasion des espaces publicitaires pour d’autres prestataires de services.

Pour les experts-comptables déjà en place, sommés de s’informatiser à marche forcée dans la période et manquant parfois d’attractivité pour attirer les jeunes talents, le choc aurait pu être rude. La nouvelle concurrence commence rapidement à séduire, d’autant que les nouveaux venus ne se contentent pas comme leurs aînés de cibler un marché local. Ils se font connaître d’emblée à l’échelle nationale.

Les acteurs traditionnels sont dès lors clairement menacés. Mais nos recherches montrent la manière dont certains d’entre eux parviennent à réagir et à transformer ce risque en opportunité.

Plutôt que de considérer les outsiders comme des éléments perturbateurs, l’Ordre des experts-comptables essaie de faire connaître leurs nouvelles pratiques. Il invite l’un des pionniers de l’expertise en ligne à témoigner lors d’un congrès annuel. Au même moment, afin d’accroître leur légitimité, des « pure players » ouvrent leur capital à des cabinets traditionnels.

Progressivement, l’ensemble du secteur va se transformer. Plusieurs cabinets en place créent ainsi des filiales d’édition de logiciels. Ils proposent à leurs clients de nouveaux abonnements, couplant un accès quotidien à des outils en ligne d’utilisation aisée et un service de conseil pour les questions les plus pointues.

Certains cabinets, plus avancés que les autres, vendent de tels outils à leurs confrères qui les utilisent sous marque blanche.

Même si tous n’ont pas avancé au même rythme, les experts-comptables réussissent ainsi, là où d’autres professions considérées comme moins traditionnelles ou moins immuables ont échoué. L’apparition de nouveaux acteurs digitaux n’a pas cannibalisé le marché existant, bien au contraire, il a stimulé son expansion. De petites entreprises qui n’avaient pas recours à des experts-comptables traditionnels, font désormais appel à leurs services.

Nos travaux montrent que, dans une profession réglementée, ni la concurrence à tout crin sur les marchés existants, ni le rejet des innovateurs ne sont la solution. La coopération avec les innovateurs est la clé pour la survie des acteurs traditionnels. Des experts-comptables en place ont ainsi appris des modes d’organisation des innovateurs et adopté un certain nombre de leurs outils.

En réalité, ils sont plus nombreux aujourd’hui que les innovateurs de départ à offrir à leurs clients des services à distance élargis.