Les experts-comptables vont-ils disparaître ?

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Pascale de_LimaUne contribution de Pascal de Lima, économiste de l'innovation et chef économiste chez Harwell Management, intervenu lors de la plénière de clôture du 72ème Congrès de l'Ordre des experts-comptables, sur le thème : les experts-comptables vont-ils disparaître ?

Trame historique

On connaît les peintures de Michel-Ange à la chapelle Sixtine et la Joconde de Léonard de Vinci mais on oublie souvent la comptabilité en partie double de Luca Pacioli... C’est à partir de la comptabilité privée que va ensuite se développer la comptabilité publique. La comptabilité est souvent abordée depuis un angle particulier, ou fait partie d’un ensemble plus vaste. C’est le cas du premier traité de comptabilité connu, le « Tractatus XI particularis de computus et scripturis » publié en 1494, dû à Fra Luca Pacioli (1445-1510). Au XIXème siècle, l’économiste Jean Baptiste Say développe un traité de comptabilité commerciale.

De Rome à l’ère du numérique, la comptabilité a été au cœur du développement économique et du partage des richesses. Dans la comptabilité publique et grâce à ses progrès, on est parvenu à mettre en avant des zones géographiques d’intérêts économiques divergents, par pôle et à séparer la répartition juste de celle qui est efficace. Au fil de l’histoire, c’est un métier qui s’est imposé de façon structurelle. Le métier d’expert-comptable est un métier qui ne peut pas disparaître aujourd’hui, il a déjà traversé suffisamment de turbulences historiques pour le prouver.

Les fondements de l’émergence de la comptabilité en tant que métier

Avec le développement industriel, des réflexions ont alors constamment nourri les débats sur la vérité des chiffres, que ce soit dans la construction des indicateurs macroéconomiques et comptables ou même dans la compréhension de la juste valeur. Les experts comptables deviennent les seuls garants de la vérité, de la qualité et de la sécurité des chiffres. Avec la nécessité d’informer les marchés financiers à partir de ratios sans cesse évolutifs, l’expert-comptable interagit beaucoup avec l’analyste financier. Mais les ratios évoluent beaucoup en fonction des modes du moment et d’informations que l’on souhaite plus ou moins cacher. Ainsi, nous sommes amenés à nous interroger sur la neutralité de l’expert-comptable. Cette interrogation a transformé son métier pour le faire basculer vers davantage de qualitatif et d’interprétation, métier d’autant plus difficile que les évolutions règlementaires sont intenses…

Aujourd’hui l’expert-comptable est face à un environnement qui l’inquiète : les nouveaux défis

La principale tendance qui s’observe est une intense complexification du monde économique qui pousse aussi à la spécialisation dans des domaines très retranchés. Les experts-comptables n’y échappent pas et le modèle économique doit se renouveler, car de nouvelles formes de concurrence apparaissent, comme l’émergence en puissance des indépendants, des groupements associatifs, les fusions acquisitions en tout genre, la menace diront certains de l’automatisation. Il faut encore en ajouter : les évolutions règlementaires et de prime abord, la libéralisation de la profession selon des schémas juridiques multiples, l’évolution démographique, sans évoquer les tâches administratives et déclaratives. Tout pousse à penser que l’expert-comptable est menacé, par fatigue, ou par modernité.

Face à cela, l’expert-comptable tel Janus, ce dieu romain de la transition, serait confronté à une double pression mais pour laquelle des solutions pourtant évidentes existent.

D’un côté, il doit respecter des règles et être le garant de la sécurité et de la qualité, c’est en quelque sorte son métier traditionnel. Malheureusement, dans ce métier, les concurrents directs seraient l’informatique, les intelligences artificielles et les blockchains. Mais d’un autre coté, pour évoluer, il doit se positionner sur la pertinence, l’interprétation, l’analyse financière, la valeur ajoutée…Stationner sur le métier traditionnel, par exemple l’analyse en coûts historiques, exposerait la profession à l’automatisation notamment pour les tâches à faible valeur ajoutée mais aussi à la concurrence des grands commissariats au compte comme les Big 4.

D’un autre côté, évoluer comme indiqué exposerait aussi à une concurrence féroce, celle des analystes financiers, des actuaires, des quants, des contrôleurs de gestion, des data scientists et même de Google… Ce n’est pas rien mais contrairement à ce que l’on entend, l’expert-comptable à un bel avenir ! Pour deux groupes de raisons : tout d’abord, il est confronté à de nombreux préjugés sur sa fonction et ce n’est pas une mince affaire comme nous allons le voir. Ensuite, son avenir est tout tracé vers les métiers de conseil en expertise comptable et plus particulièrement, dans la chaine de valeur en partenariat et en complémentarité avec son écosystème qu’on lui fait croître être son ennemi. Oui, l’expert-comptable peut travailler avec la blockchain, l’informatique (il gagnera du temps) et il est suffisamment habile pour travailler avec l’analyste financier, le quant, les contrôleurs de gestion et les data scientists… Les big 4 ne peuvent-ils pas constituer une belle opportunité pour les experts-comptables ? Ils représentent aussi le serment d’Hippocrate et la sécurité des chiffres dans toute la chaîne de production d’information vers les marchés.

Ce qu’il ne faut pas croire

Le métier d’expert-comptable dispose d’un bel avenir s’il s’adapte. Il y a toujours de nombreuses idées fausses sur ce métier. L’expert-comptable vivrait dans son bureau, seul au milieu de ses livres de compte. En réalité, c’est un métier relationnel au cœur de l’entreprise, il est d’ailleurs même souvent le principal partenaire-conseil. La comptabilité ensuite serait routinière, alors qu’en réalité, il existe une infinité de débouchés et de modes d’exercices de BAC à BAC + 8 d’ailleurs. Il peut d’autant moins disparaître que ni la blockchain, ni les robots ne pourront totalement se substituer à sa capacité d’interprétation car les règlementations évoluent constamment. Le métier d’expert-comptable n’est pas totalement substituable. Des études du MIT montrent très bien que plus les tâches sont manuelles et routinières, plus la probabilité de chômage technologique est élevée. Ici, nous avons affaire à des métiers cognitifs pas nécessairement systématiquement routiniers. Toute la question est alors de s’infiltrer dans la brèche pour devenir les experts de demain.

Certains diront que s’ils ne seront peut-être pas directement concurrencés par l’intelligence artificielle, ils pourront l’être par plein d’autres acteurs qui n’auront peut-être plus besoin de l’expert-comptable. En réalité, c’est en partie vrai pour son cœur de métier, son métier historique mais pas du tout pour les experts de demain qui sont tous structurellement ceux d’aujourd’hui qui s’adaptent, car il n’y a pas de perte de tangibilité.

Les experts-comptables de demain

Les cabinets d’expertise comptable ont connu huit années difficiles et les marges commencent à se redresser face à une concurrence multidimensionnelle. Il est intéressant de savoir comment.

Premièrement, par une nouvelle aptitude personnelle. Ainsi, l’expert-comptable est face à un monde ouvert dans lequel il faut concilier et même réconcilier des antagonismes, c’est le tryptique des oppositions : spécialisation ou diversification dans un monde multi-dimensionnel, pédagogie dans l’expertise, pragmatisme dans le cognitif…

Ainsi, les opportunités de développement des activités d’expert-comptable en sont multiples : développer les activités de conseil, d’ailleurs cinq fois moins nombreuses qu’en Allemagne. Les missions traditionnelles vont aussi devoir s’adapter vers plus de spécialisation et de pédagogie, adapter les formations, diversifier l’activité, opter pour de nouvelles solutions informatiques. Les pouvoirs publics ne seront pas en reste dans cette histoire : il faudra développer la simplification administrative...

Mais surtout, il faudrait considérer les principes, la pertinence qui lui est naturelle, l’interprétation comme supérieure à la norme et la règle et... de préférence, dans la chaîne de valeur des entreprises.

C’est à cette seule condition que l’on pourra imaginer un nouveau développement des activités, de l’inter-professionnalité jusqu’à la chaîne de valeur pour in fine, exploiter de manière complémentaire aux nouvelles technologies, toutes les opportunités qui feront de l’expert-comptable, un acteur au service de la créativité et de la croissance.

Pascal de Lima

 

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