Gestion du risque climatique : la BCE accentue la pression

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Une tribune d'Adil Lahlou, manager services financiers chez RSM France, certification GARP – SCR (Sustainibility and Climate Risk)

Après la COP28 de Dubaï où un accord sur une « transition hors des énergies fossiles » a été trouvé, le superviseur bancaire européen a publié un rapport rappelant que les banques et les assurances ont un rôle clé à jouer dans la réduction du risque climatique, par nature systémique. La Banque Centrale Européenne brandit la menace de sanctions pécuniaires et rappelle que de bonnes pratiques existent pour réduire ce risque.

Un constat sévère de la BCE et de possibles charges en capital supplémentaires

Publié par la BCE et le Comité Européen du Risque Systémique (CERS) en décembre 20231, ce rapport constate que les banques sont exposées d’une manière disproportionnée aux entreprises polluantes, « les risques climatiques futurs étant sous-évalués et insuffisamment assurés. » En ce qui concerne l’octroi de crédit aux particuliers, « 60 à 80 % de l’ensemble des prêts hypothécaires dans la zone euro sont accordés à des ménages fortement émetteurs. »

Le risque climatique étant par nature global, une approche coordonnée est nécessaire. Il a le potentiel de causer une instabilité financière systémique, les banques étant fortement interconnectées à l’échelle mondiale. Par des canaux de transmission, il affecte d’abord l’économie réelle puis les banques et le système financier à travers plusieurs risques :

  • Le risque de crédit : La probabilité de défaut (PD) d’un secteur d’activité entier peut augmenter s’il ne parvient pas à s’adapter ou à passer à un modèle plus durable. La perte en cas de défaut (LGD) augmente aussi du fait de la dépréciation des garanties reçues.
  • Le risque de marché : Une réévaluation généralisée et potentiellement brutale du prix des actifs, en particulier sur le marché des matières premières, provoquerait des bouleversements et un accroissement de la VAR (valeur à risque).
  • Le risque assurantiel : Si un certain nombre d’assureurs se retirent et refusent de couvrir les risques liés au changement climatique, cela pourrait laisser des entreprises complètement exposées, amplifiant potentiellement les risques pour la stabilité financière.
  • Le risque de liquidité : Un « moment Minsky climatique » pourrait provoquer un asséchement soudain des liquidités : une chute brutale du prix des actifs du fait d'une catastrophe climatique mènerait à des ventes massives d’actifs d’entreprises dont les activités sont mises en danger.

Les banques ayant des expositions significatives aux facteurs de risque physique (effets financiers du changement climatique et de la dégradation de l’environnement) et de transition (perte financière qu’un établissement peut encourir du fait du processus d’adaptation à une économie sobre en carbone), la BCE plaide en faveur d’une stratégie macroprudentielle robuste pour y faire face. Elle envisage d’utiliser un outil existant, le coussin de risque systémique, pour cibler des besoins de capitaux supplémentaires ce qui rendrait plus couteux l’octroi de prêts aux entreprises émettrices ou pour des maisons situées en zones inondables par exemple.

Un cadre réglementaire européen parmi les plus avancés au monde

Ce rapport s’inscrit dans les priorités prudentielles de la BCE pour 2023‐2025 concernant les vulnérabilités détectées au sein des banques et dans le cadre réglementaire européen plus large de lutte contre le changement climatique.

Sur le plan prudentiel, cela inclut les tests de résistance climatiques, les attentes en matière de gestion et de déclaration des risques climatiques2 et la transposition européenne de Bâle III (le règlement CRR3 et la directive CRD6) dont l’entrée en vigueur est prévue au 1er janvier 2025.

L’Europe a la particularité d’être allée plus loin que les accords signés à Bâle en 2017 en intégrant les risques ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) dans les trois piliers du cadre bancaire :

  • Le pilier 1 (fonds propre minimaux) : L’EBA (Autorité Bancaire Européenne) a été chargée d’élaborer un traitement prudentiel spécifique pour refléter les risques ESG. Les risques de crédit, de marché et opérationnels sont envisagés pour les refléter sur le court, moyen et long terme.
  • Le pilier 2 (surveillance prudentielle) : Les exercices récurrents comme les « processus de contrôle et d’évaluation prudentiels » (SREP) et les stress tests annuels serviront à intégrer davantage les risques ESG dans le dispositif général de gouvernance interne des risques.
  • Le pilier 3 (transparence des informations) : Les grandes banques devront décrire dans leur rapport public leur gouvernance, leur stratégie et leur gestion des risques ESG. Un tableau chiffré relatif au GAR (Green Asset Ratio) est introduit assorti d’un indicateur complémentaire : le BTAR (Banking Book Taxonomy-Aligned Ratio).

Plus largement, l’Europe est pionnière en matière de réglementation pour une finance durable avec une accélération notable depuis le pacte vert européen de 2019. La mise en place de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), directive en matière de reporting de durabilité s’appliquant progressivement à compter de janvier 2024, de la SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) et de la taxonomie verte européenne sont les grands chantiers actuels.

Un défi pour les banques mais de bonnes pratiques existent

Les banques ont entamé leurs travaux pour mieux gérer le risque climatique. Une progression a été constatée mais le niveau de conformité reste insuffisant selon les dernières évaluations de la BCE : le superviseur observe une qualité de l’information qui reste faible, incomplète, insuffisamment justifiée et parfois obsolète.

En matière d’intégration du risque dans la stratégie et la gouvernance, la principale difficulté reste de trouver des indicateurs pertinents et quantifiables sous peine de se limiter à de l’information qualitative et de céder au « greenwashing ». L’empreinte carbone des actifs financés et l’étiquette énergétique moyenne des portefeuilles de prêts hypothécaires sont par exemple des pistes d’indicateurs à exploiter.

Concernant l’intégration du climat dans le cadre de gestion des risques, le défi principal reste l’accès aux données. Parmi les bonnes pratiques existantes, l’envoi de questionnaires ESG aux clients permet de recueillir des informations précises et adaptées lorsqu’ils sont bien remplis. Le recours aux fournisseurs externes de données permet de mesurer le risque physique via des données géospatiales (de type Google Maps) à l’échelle du code postal. Il en existe plusieurs : XDI Systems, WRI, Carbone4... La CSRD et la taxonomie devraient permettre d’améliorer en partie l’accès aux données sur les entreprises.

Une autre bonne pratique et qui est devenue une attente de la BCE avec une échéance prévue fin 2024 est la quantification des effets climatiques et environnementaux des financements dans le cadre de l’ICAAP (Processus interne d’évaluation de l’adéquation en capital). Cela passe par l’attribution d’une note environnementale à l’actif ou au projet financé.

Pour la gestion du risque de crédit, le développement de probabilités de défaut parallèles induites par le climat qui sont ensuite intégrées au modèle interne de notation de la banque est une bonne pratique, tout comme la tarification différenciée des prêts hypothécaires.

Enfin, en matière de déclaration, face à la multiplication des reporting, volontaires ou non, la difficulté principale réside dans la cohérence, la comparabilité et la qualité des informations fournies. Une bonne pratique existante consiste en l’élaboration de diverses heatmaps pour refléter de façon visuelle les zones de risques.

L’année 2024 qui débute s’annonce chargée pour les banques européennes avec des échéances réglementaires importantes. Sous pression de la concurrence, notamment américaine où le cadre est moins contraint et dans un contexte macroéconomique incertain marqué par l’inflation persistante et de nombreuses élections, elles vont devoir une nouvelle fois s’adapter et prioriser les chantiers. La règlementation impose une vraie réflexion sur leur modèle d’affaire et leur stratégie à moyen terme. L’urgence climatique, elle, ne laisse pas de place à l’attentisme.

 

1 Towards macroprudential frameworks for managing climate risk (europa.eu)

2 Guide relatif aux risques liés au climat et à l’environnement (europa.eu)

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